Auteur de «Uberisation = économie déchirée ?», le directeur de l’innovation, de la recherche et du développement de Keyrus, un cabinet de conseil en nouvelles technologies, enseigne à l’université Paris-Dauphine.
L’uberisation déchire-t-elle l’économie ?
L’accélération prodigieuse de la transformation numérique à laquelle on assiste constitue à la fois une formidable opportunité et un puissant facteur de déstabilisation. Cette dualité trouble autant qu’elle fascine. Comme on l’a vu avec Airbnb ou Uber, cela se traduit par d’indéniables avantages pour les consommateurs en termes de prix et de services. Mais ce mouvement ne fait pas que créer de la valeur, il en détruit pas mal également et sans doute plus qu’il n’en crée. L’économiste autrichien Joseph Schumpeter parlait de«destruction créatrice» pour décrire l’innovation, je pense que l’on doit maintenant parler de «disruption destructrice».
Je suis réaliste. Les effets de l’uberisation sur l’emploi et notre modèle social seront considérables. En combinant automatisation et numérisation, ce phénomène ouvre la voie à des modèles économiques radicalement différents et très peu de secteurs seront épargnés. Toutes ces plateformes créent certes de nouveaux emplois hyper-qualifiés mais ils sont réservés à ceux qui maîtrisent les algorithmes et l’exploitation des données. Pour le reste, c’est-à-dire la majorité, quantité de métiers et de compétences vont disparaître du fait de leur obsolescence.
Uberisation = précarisation ?
Ces nouveaux services de mise en relation entre consommateurs et «producteurs» de biens et services en tous genres détruisent des activités fonctionnant majoritairement sur le modèle du salariat. Ils participent ainsi à un mouvement général de «freelancisation» du monde du travail. Aux Etats-Unis, un actif sur quatre n’est pas salarié et une société comme Uber compte 160 000 chauffeurs affiliés pour seulement 2 000 employés.
L’uberisation actuelle n’est pourtant qu’une première étape, dites-vous…
La révolution à venir de l’intelligence artificielle aura des effets bien plus importants encore avec le nouveau cycle de «mécanisation du cognitif» qui s’enclenche. Autrement dit, les cols blancs ne sont plus à l’abri et risquent eux aussi de se trouver rapidement déqualifiés. Dans une étude récente, le cabinet Roland Berger estime ainsi que trois millions d’emplois pourraient disparaître en France à l’horizon 2025. Le problème, c’est que les emplois créés, hyperspécialisés, ne se substitueront pas aux emplois détruits.
Selon vous, la conduite automatique finira également par mettre au chômage les particuliers qui vivent d’UberPop ou les particuliers livrant des colis pour Amazon… N’est-ce pas exagéré ?
C’est en tout cas l’idée. Cela peut paraître de la science-fiction, mais l’emprise croissante de la technologie sur nos vies va nous entraîner vers un «robotariat» sans horaires de travail ni charges sociales qui abolira ce qu’il reste du prolétariat. L’uberisation n’est que la face émergée de l’iceberg, prémices du monde à venir. L’histoire est loin d’être écrite à ce stade mais il faut prendre conscience que ce mouvement dépasse et de très loin le cas de quelques professions qui n’ont pas su se moderniser à temps.
«Ubérisation = économie déchirée ?» de BRUNO Teboul et Thierry Picard, éditions Kawa, 23,95 €.
Source : Libération