INTERVIEW – L’arrivée de nouveaux acteurs tels qu’Uber, Blablacar ou encore Airbnb bouleverse l’économie traditionnelle. Est-ce un progrès ? Comment les grandes entreprises doivent-elles se réorganiser ? Est-ce la fin du salariat ? Éléments de réponse.
Le Figaro – Que signifie exactement l’ubérisation?
Bruno Teboul * – L’ubérisation décrit un phénomène récent dont la société de technologie californienne Uber est l’inspiratrice directe. C’est un néologisme qui peut s’utiliser et se conjuguer pour décrire comment une start-up à travers une plateforme numérique permet de mettre en relation les entreprises et ses clients.
Le terme est-il utilisé plutôt avec une connotation positive ou négative?
Au départ, l’objectif de la start-up est avant tout de bousculer l’économie traditionnelle, régulée, rentière. Ce qui est le sens de l’histoire. On parle de «disruption» (de l’anglais to disrupt qui signifie perturber, ndrl). C’est Uber face aux taxis, la SNCF qui commence à se méfier de Blablacar, les notaires qui s’inquiètent de Testamento et les avocats de ustice.com ou Accor et Fram qui craignent l’essor d’Airbnb. Il faut dire que ces start-ups ne conjuguent pas les mêmes forces et les mêmes faiblesses. La colère des taxis et le dépôt de bilan de Fram illustrent parfaitement les difficultés de l’économie traditionnelle à lutter contre la nouvelle économie. Il reste que derrière ce phénomène se cache aussi la question de la protection sociale des employés de ces start-up. Il ne faudrait pas qu’on y voit une forme de «salariat déguisé»
Comment les entreprises classiques doivent se réorganiser?
Des grandes entreprises comme Air France, Danone ou EDF doivent pousser leurs salariés à se perfectionner dans la maîtrise du traitement de données des clients et des algorithmes («data science»). Ces sociétés doivent se demander, à l’heure du «tout numérique», quels sont les services que réclament leurs clients et proposer pour cela des tarifs agressifs. Aujourd’hui, la force d’une entreprise n’est plus simplement l’accumulation de richesses mais son capital immatériel (capital humain, social, innovation, recherche scientifique, etc.). Ce qui explique le faible niveau de l’intensité capitalistique et de la masse salariale d’entreprises comme Uber, contrairement aux entreprises du CAC 40, et leur capacité à lever des fonds astronomiques.
L’ubérisation de l’économie sonne-t-elle le glas du salariat traditionnel?
Oui et on y est déjà, notamment dans le secteur des services. Maintenant, pour certains autres, on aura toujours besoin d’entreprises et donc de salariés et parce qu’une entreprise ne peut s’improviser «start-up». Monter une architecture digitale coûte cher. Il y a des barrières à l’entrée. On ne peut pas devenir l’«Amazon du web services» du jour au lendemain.
Il y aura des destructions massives d’emplois. D’ici 2025, 3,5 millions d’emplois seront détruits en France à cause de la numérisation de l’économie, dont l’ubérisation est une des conséquences. D’ici dix ans, 42 à 47% des emplois ne seront plus effectués par des humains mais par des «robots». Je pense notamment aux employés de banque, aux notaires, aux comptables ou encore au département des RH et de la gestion.
A l’inverse, ce phénomène créera des activités nouvelles mais qui profiteront à une petite quantité de salariés très qualifiés. A savoir une certaine élite aux profils scientifiques et technologiques. Les grands gagnants seront les clients et les grands perdants, les salariés peu qualifiés. Ce qui ne fera qu’accroître les inégalités sur le marché du travail et installer un phénomène de «freelancisation» et d’intermittence généralisée.
La France est-elle prête à affronter cette nouvelle économie?
Non, la France n’est pas prête et ne veut pas en entendre parler. Il n’empêche, il devient urgent que le pays s’y prépare dès maintenant. Pourquoi? Car l’ubérisation est un mal nécessaire qui résulte de notre demande à tout moment, en tout lieu, au meilleur prix. Bref, de notre hyperconnexion et de notre hyperconsommation. A travers une hausse de la productivité, l’ubérisation pourrait générer 30 milliards d’euros de recettes publiques et autant en investissements privés supplémentaires. A condition que le gouvernement prenne toutes les mesures possibles pour adapter notre économie et notre société à ces bouleversements.
Cette évolution du monde du travail, est-ce un progrès ou une régression?
Si l’on se place du point de vue du consommateur, c’est un progrès. Mais c’est un déclin pour les salariés. Certes, il y aura plus d’opportunités pour eux, mais qui dit plus d’opportunités dit aussi plus de risques et moins de protection sociale. Les employés seront-ils payés à leur juste valeur? On le voit avec les chauffeurs d’Uber qui réclament un statut de salarié. Comment rémunérer les employés dont les postes ont été automatisés? Pour cela, on pourrait mettre en place, comme en Finlande, un revenu de subsistance universel (allocation de base versée sans contrepartie à tous les citoyens d’un pays, ndlr). Là encore, c’est aux autorités publiques de mettre tout en œuvre pour réguler au mieux ce marché.
* auteur de l’ouvrage «Ubérisation = économie déchirée?» (Editions Kawa, 2015).